KIRAN JAX MORGANS
« Ouais, il est là tous les soirs le petit, toujours au même endroit, contre le distributeur. Je lui ai parlé à ce gamin une fois, en rentrant tard du pub. J’attendais le métro qui tardait à venir, puis je le voyais posé là, en train de compter ses pièces. Que de la petite monnaie. Alors je lui ai acheté des snacks, ce n’était pas grand-chose mais c’était mieux que rien. Donc on a discuté. Il m’a dit que ça faisait deux ans qu’il vivait dans les rues. Je lui ai demandé comment un gars de cet âge là –par ce qu’il ne doit pas être plus âgé que mon petit-fils de seize ans, peut se retrouver à la rue. Il m’a simplement répondu qu’on ne choisissait pas sa famille. Je n’ai pas cherché plus loin. Mais c’est un brave petit. Il aide la vieille Miss Chatham à monter les escaliers quand elle a son chariot de course remplis, quand elle revient du marché. Il fait chier personne et puis il garde la tête sur les épaules. Ça ne doit pas être évident tous les jours, je vous le dis. Y a de la salle vermine qui traîne dans les rues. Regardez-le, il est tout palot sous son bonnet. Mais s’il y a bien un truc qui m’étonnera toujours chez ce gamin, c’est son sourire. Vous avez déjà vu un sans-abri sourire comme ça ? Il sourit toujours aux gens quand certains daignent lui jeter un regard ou même, parfois, quand il est chanceux, une petite pièce. Et puis il est toujours ouvert à la discussion avec les habitués de la ligne. Quand je le vois avec Henry, on s’arrête toujours pour parler cinq minutes. Si vous le voyez, donnez-lui un petit truc ou bien arrêtez-vous pour discuter avec lui. Il en a besoin. Et je crois que nous aussi. »
– Kurt O’Neil, habitué de la ligne 5.
WHAT'S A NICE KID LIKE HIM DOING IN A PLACE LIKE THIS ?
Desmond Morgans était assis sur son vieux fauteuil miteux, une bière à la main. Une dizaine de cadavres de bouteille de bière traînait sur le sol du salon, entourés de mégots de cigarettes et de cendres qui tâchaient la moquette beige. Il regardait son programme télé d’un œil vitreux, sans prêter attention à ce qu’il s’y passait, sans entendre la voix criarde de la présentatrice ni les applaudissements du public. Une odeur désagréable se dégageait de ses vêtements. Depuis quand n’avait-il pas pris de douche ? Sa chemise était tâchée, son jean troué. Son visage creusé était entouré d’une épaisse barbe mal taillée dans laquelle on pouvait encore apercevoir des miettes de son repas de la veille. Ses yeux embrumés étaient soulignés par d’imposants cernes noirs. Desmond Morgans était aussi minable que son fauteuil.
Lorsqu’il entendit la porte d’entrée claquer, Desmond se releva avec peine. Il tituba dangereusement avant de se rattraper in extremis à la télé qui vacilla dangereusement, mais sans réussir à rattraper sa bière qui s’écrasa au sol en déversant son contenu par terre. Il jura grossièrement avant de shooter dedans avec frustration.
-Kiran ! hurla-t-il a plein poumon. Viens ici.
Dans la poche de sa chemise, il tira un paquet de Winston à moitié vide et il s’alluma une cigarette toute tordue. Kiran arriva dans le salon, le visage pâle et ses cheveux bruns, tout ébouriffés tombaient sur son front. Il tenait, entre ses mains, un bonnet gris qu’il serrait entre ses poings. Il portait encore sa veste en cuir qu’il n’avait même pas eu le temps de retirer.
-T’étais passé où ? grogna Desmond en soufflant la fumée dans le visage de son fils.
-Je suis allée acheter tes cigarettes, Papa.
D’une main tremblante, Kiran sortit de la poche de sa veste un paquet de cigarettes qu’il déposa sur la petite table à côté du fauteuil. Desmond fit tomber sa cigarette dans une des nombreuses bouteilles de bière. Il attrapa le paquet qu’il regarda avec grand intérêt.
-C’est quoi cette merde ? s’exclama-t-il. Je voulais des Winston, pas des putains de Marlboro !
Il jeta le paquet, que Kiran évita de justesse, et qui s’écrasa contre le mur.
-Même pas capable de prendre des cigarettes, grogna-t-il. Incapable.
D’un geste rageur, il fit valser la table qui tomba dans un bruit sourd et il faillit tomber avec elle.
-C’est pourtant pas compliqué, ajouta-t-il.
-Dans ce cas, t’iras les chercher toi-même, tes putain de clopes.
Kiran n’avait pas vu le coup partir. Le poing de Desmond rencontra la pommette de Kiran dans un craquement, faisant valser la tête du jeune homme qui vint s’écraser contre la porte du salon. Kiran tomba au sol, la joue endolorie. Un filet de sang coulait le long de sa tempe. Jamais il n’avait vu son père dans un état pareil. Sa respiration était saccadée, son visage rouge. Il décelait dans son regard un mélange de haine et de peine qui lui donnait un air fou.
-La ferme ! vociféra-t-il. Tu ne sais rien, absolument rien ! Rien de rien ! Tu ne comprends pas !
Lentement, Kiran se releva et massa sa mâchoire douloureuse. Pendant de longues minutes, aucun des deux ne parlait. On pouvait seulement entendre le son de la télé et du volet qui frappait contre la vitre sous la force du vent.
-Je l’ai aussi perdu, reprit Kiran avec haine. Mais elle est morte. Ça va faire six mois. Elle ne reviendra pas ! Tu ne crois pas que j’ai mal, moi aussi ? Tu vas passer ta vie, comme ça, à te morfondre ? T’en as vraiment si peu à foutre de moi ? Ton propre fils !
Trois coups. Pas plus. Il avait répondu à la question. Avec trois coups remplis de haine, de colère, de fureur, de tristesse, de peine, de malheur, de désespoir. Trois coups qui firent plus mal moralement que physiquement. Seulement trois coups. C’était suffisant parce que ça voulait tout dire.
-Pars, déclara Desmond sans accorder un regard à son fils, étendu sur le sol du salon, le visage ensanglanté. Pars d’ici. Je ne veux plus te voir. Je ne peux plus te voir.
Ce soir-là, Kiran avait rassemblé le plus important de ses affaires dans un sac à dos et avait quitté le domicile familiale. Il venait de se faire virer de chez lui par son propre père. Il était devenu sans-abri.
Desmond Jones s’était réinstallé sur son fauteuil, les yeux fixés sur les images qui défilaient sur la télé, la bouteille de whisky à moitié vide entre ses mains. Par terre, un cadre brisé jonchait au milieu des mégots de cigarettes. Sur la photo, Desmond, Tina et Kiran Morgans, souriant. Ce temps était à jamais révolu.